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Cinéma & dramas

Last film : le testament de Jeon Soo-il

2023-03-08

Séoul au jour le jour


« Last Film » serait donc le dernier film du plus célèbre des réalisateurs indépendants sud-coréens encore en activité, Jeon Soo-il. Mais faut-il le croire ? Avec son film précédent « America Town », le cinéaste revenait déjà sur son enfance et promettait à qui voulait l'entendre qu'il en avait fini avec les ombres électriques du cinéma. Après une bonne douzaine de films, le professeur de l'université Kyungsung à Busan en avait vu le bout. Pourtant, le revoilà avec un film qui se présente sur la forme d'un autoportrait. Qu'en est-il donc ? 



* Dettes et financements

Comme Dostoïevski, on pourrait titrer cette aventure « Crimes et châtiments » ou bien plus sûrement « Films et endettements ». L'intrigue, sur le papier et selon les dires du réalisateur lui-même est une « black comedy », une comédie à l'humour noir. Il s'agit d'un réalisateur aussi professeur à Busan qui pour rembourser ses dettes accepte l'offre d'un type étrange : s'il tourne un film sur la vie de celui-ci, il lui remboursera toutes ses dettes. L'offre est tentante pour le débonnaire cinéaste de campagne, mais les choses virent rapidement au rêve éveillé de tourner un dernier film et de quitter l'ennui pesant de l'enseignement universitaire devant des étudiants qui sont bien loin de ses préoccupations. Là surviennent des migrants illégaux  trafiqués sur le port de Busan, des flash-back de vieux films de Jeon Soo-il, des discussions sans fin entre bars et pojangmatcha, ces bouis-bouis en plein air. Bref, certes, on a les ingrédients d'une comédie d'humour noir, mais le film se présente autrement, une question de style, c'est sûr et c'est là l'essentiel pour les films du cinéaste. 



* L'anti-Hong Sang-soo

Au début, avec ses longs plans-séquences quasiment fixes, on pourrait croire que  Jeon Soo-il s'est pris pour un Hong Sang-soo des quais de Busan. Les deux cinéastes (et professeurs tous les deux) ont d'ailleurs tourné chacun de leur côté un film à Paris. Mais pour l'un il s'agissait d'une comédie satirique et pour l'autre d'une tragédie antique. En effet, Jeon Soo-il ne donne pas vraiment d'importance à la psycho-intériorité alambiquée de ses personnages comme Hong le fait. Il est un réalisateur de l'extériorité, des horizons sans fin, ceux du port de Busan comme ceux du Népal (pour son film « Himalaya »), ceux des montagnes enneigées du Gangwondo (pour son film « Girl from the Black Soil »), ceux encore des rivages de la mer Jaune aux abords de Gunsan (pour « Pink »). 

Les lieux sont l'essentiel. Dans « Last Film », ce sont les rivages de Busan, le port et ses à-côtés peu brillants, ses passerelles géantes et ses ouvriers, ses marchés et ses rues (étrangement habitée d'étrangers) qui sont filmées. Mais il ne s'agit pas de réalisme social ; les ouvriers travaillent, point-barre. La lutte des classes attendra. Car les films du cinéaste sont avant tout des appels à la méditation. Pas de bavardages superfétatoires comme chez Hong Sang-soo, pas d'action ni de suspense affectés comme dans tant d'autres films. Les espaces naturels, d'abord, puis les espaces urbains. Leur mystère, leur fatalité, leur reflet dans le regard des humains. Ces derniers, comme le personnage de cinéaste du film, sont secondaires, ils observent, ils errent, dans une sorte d'errance immobile, même si le réalisme recherché dans les lieux fait d'eux des observateurs de passage, mais à l'inverse des films réalistes, ils passent vite et sans voir, ce sont des fantômes en puissance. 

Même les immigrés clandestins du film sont des ombres de quelque chose d'autre, même les étudiants de cinéma sont dépourvus de toute individualité, de toute présence. Lors d'une scène de tournage par une équipe étudiante, celle-ci apparaît comme un brouillard diffus et sans intensité. On retrouve le regard mélancolique du cinéaste et sa façon de dés-intensifier tout ce qui tombe sous le regard mécanique de la caméra. Même les flash-back vers ses anciens films n'arrivent pas à épaissir les choses. Ce n'est donc qu'une continuation et non pas une fin. 



*Auto-portrait ?

Le scénario ne serait pas de Jeon Soo-il lui-même, mais peu importe, le style est bien reconnaissable comme nous l'avons vu. En ce qui concerne cet auto-portrait en cinéaste professeur solitaire et dépressif (et surtout couvert de dettes), disons que le personnage censé représenter l'artiste est assez loin du vrai Jeon Soo-il. Alors que l'un est mélancolique et apathique au possible, Jeon est nerveux, vif et chaleureux. "Je" est un autre disait Rimbaud, c'est connu. Serait-ce une projection idéale de soi? Un Sur-moi ? Cela ressemble plutôt à une absence, à un trou noir ou à un refus de donner de l'importance au personnage fictif. Ce n'est pas facile de raconter sa vraie vie, même professionnelle, et surtout de l'exposer sur grand écran. Même Godard parlait à ses femmes-actrices à travers des dispositifs complexes et des micros cachés. Même Truffaut dans « La Nuit Américaine » évite de parler de lui-même alors qu'il joue son propre rôle de cinéaste. 

Par contre, les soucis financiers d'un réalisateur indépendant, sont probablement véridiques. Dans l'industrie du cinéma du pays du Matin clair, il y a peu d'espace pour ceux qui ne veulent pas jouer le jeu. Jeon, hormis une tentative, est resté attaché à ses propres projets, comme Hong Sang-soo ou mieux Kim Ki-duk. Avec des budgets dérisoires, ils ont survécu, et les festivals internationaux les ont soutenus contre les lois impitoyables du marché de Corée du Sud. C'est peut-être cela le testament que le cinéaste devrait laisser à ses étudiants lancés dans la jungle de l'industrie : échouer chaque fois encore mieux à rester fidèle à ses envies.

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